Expériences musicales avec les genres musicaux de Leonhard Euler contenant la septième harmonique *)

En Suisse il n'est pas nécessaire de vous rappeler que les bergers sonnant le cor des Alpes nous font entendre la série des harmoniques du son fondamental, y compris le septième et le onzième. Dans quelques cantons on les chante même. La musique civilisée des villes les ignore, et à ce sujet Sir Francis Donald Tovey a remarqué dans l'article Harmony, de l'Encyclopaedia Brittannica, que la théorie traditionelle n'a pas su trouver place pour un phénomène aussi simple que le septième harmonique. Cependant le fameux physicien et mathématicien Christiaan Huygens, comme on peut voir au tome XX de ses oeuvres complètes, a recommandé dès la moitié du XVIIe siècle l'emploi de l'harmonie de ce septième. 1) Un siècle plus tard, en 1754, Giuseppe Tartini, le célèbre violoniste italien, dans son Trattato di Musica, a clairement reconnu l'intérêt de cette note, et il l'a insérée dans la gamme.2)
On sait que dans la série des harmoniques de Do le septième est un peu plus grave que le si-bémol. Aussi convient-il de l'appeler si-bémol-minus. Or, utilisant une basse fondamentale

Fig. 1

do : sol : do : fa : do : fa : do : sol : do. Tartini écrit la gamme : do : ré : mi : fa : sol : la : si-bémol-minus: si-bécarre : do. Si l'on demande pourquoi ces tentatives pour utiliser la septième harmonique ont échoué et ont été oubliées, on peut faire trois remarques. Il manquait une notation convenable, il manquait un système, et, surtout, le tempérament égal à douze demi-tons excluait toute possibilité de reproduire tant soit peu fidèlement la septième parfaite avec les instruments à touches fixes. 3) 5) 6)
Cette ville de Bále qui nous offre aujourd'hui sa généreuse hospitalité a donné naissance à un fils extraordinaire, le prodigieux Leonhard Euler.4) C'est lui qui dans son Tentamen novae theoriae musicae de 1739 nous a enseigné un système musical capable d'incorporer la septième parfaite. Leonhard Euler définit l'idée d'accord complet: ensemble de toutes les notes ayant une note fondamentale commune, et étant en même temps les sousharmoniques d'une note aigue déterminée, que je propose d'appeler le ton de repère. Si, par exemple, nous prenons les notes Ut' : Sol : mi : si' : soldièse" : ré-dièse"", elles sont toutes harmoniques du son fondamental

Fig. 2

Do', et toutes sousharmoniques du ton de repère ré-dièse"". C'est un accord complet, contenant les troisièmes harmoniques, (p. ex. Ut' : Sol), le cinquième harmonique et le cinquième de ce dernier (Ut' : mi : sol-dièse" et Sol : si' : ré-dièse""). Il est caractérisé, en somme, par le nombre 3.52 = 75. Tous les diviseurs de ce nombre y sont représentés par des notes. En reproduisant ces notes dans toutes les octaves, on obtient ce que Leonhard Euler a appelé un genre musical (genus musicum).
Cela posé, il convient de construire des genres musicaux qui contiennent la septième harmonique. On prendra par exemple 1'accord complet:

Fig. 3
      Ut' : Sol : mi : si-bémol-minus : si' : fa-minus" : ré-minus"' : la-minus""
       1     3     5          7         15       21          35           105

On aura huit notes qui, reproduites dans toutes les octaves, constitueront un genre musical défini par le nombre (3.5.7) soit 105. On construira ainsi les genres musicaux les plus simples, contenant la septième harmonique : ils seront caracterisés par les nombres (3.3.7), (3.5.7), (5.5.7), (3.7.7), (5.7.7), (7.7.7).
Il m'a paru valoir la peine de faire construire un orgue expérimental afin de pouvoir entendre 1'effet musical de tels genres musicaux. Je dispose, au Musée Teyler à Haarlem, d'un orgue qui me permet de jouer douze notes appartenant à chacun de ces genres. Je les passerai rapidement en revue.

Le genre marqué (3.3.7) (voir la pièce intitulée Canzone) est représenté par deux octaves contenant les notes sol : si-bémolminus : ut'-minus : ut'-naturel : re' : fa'-minus. Il contient deux paires entrelacées de quartes juxtaposées, savoir re : sol : ut et utminus : fa-minus : si-bémol-minus. Le petit intervalle ut-minus : ut donne lieu à des battements, comme dans la voix céleste.

Le genre marqué (3.5.7) (voir la pièce intitulée Preludium chromaticum) a déjà été décrit. Il contient une série chromatique de quatre notes, séparées par des secondes majeures (savoir : la-minus, si-bémol-minus, si-bécarre, ut).

Le genre (5.5.7) (voir la pièce intitulée Improvisando) est représenté par deux octaves contenant les notes sol-bémol-minus : labémol : si-bémol-minus : ut' : ré'-minus : mi'. Son fondamental : la-bémol, ton de repère : ré-minus. On y entend des supersecondes (de 6/5 de ton) telles que ré-minus : mi, et des infrasecondes (de 4/5 de ton) telles que ut : ré-minus.

Le genre (3.7.7) (voir les pièces intitulées Tenacita et Canzonetta) est représenté par deux octaves contenant les notes la-bémolbémol : si-bémol-minus : do' : mi'-bémol-bémol : fa'-minus : sol'. Les quintes sont divisées en trois parties sensiblement égales, comme si-bémol : do' : mi'-bémol-bémol : fa'-minus. Il y a un cinquième de ton entre sol et la-bémol-bémol.

Le genre (5.7.7) (voir la pièce intitulée Inventio) est représenté par les notes la-bémol-bémol : si-bémol-minus : ut'-bémol : ut'-natu rel : re'-minus : mi'. L'intervalle mi : la-bémol-bémol se place entre les tierces mineures et majeures conventionelles.

Enfin le genre (7.7.7) (voir la pièce intitulée Capriccio) est représenté par trois octaves contenant les notes sol-bémol-bémol-minus : la-bémol-bémoi : si-bémol-minus : ut'. On ne pourra guère distinguer la première note du fa. Pourtant on entend des battements si on la joue contre le ut.

J'ai tâché d'apporter avec moi quelques pièces enregistrées dans un fil magnétique, afin de vous faire entendre quelques effets de musique non-traditionnelle. Je veux terminer en vous invitant de venir passer à Haarlem et d'écouter, ou mieux de jouer et d'explorer vous-même les harmonies extraordinaires de ces genres. Pendant l'occupation allemande la Seconde Société Teylerienne a organisé un concours de composition. Les pièces de M. Martinus J. Lürsen, qui a emporté le prix, ont été publiées sous le titre de Modi Antichi, Musiche Nuove. (Erven Bohn, Haarlem, 1947).

*) Communication faite au Congrès de Musicologie à Bále, 1 juillet 1949.

Adriaan Fokker et Jan van Dijk, Recherches musicales. Théoriques et pratiques, Archives du Musée Teyler vol. 10, Martinus Nijhoff, Den Haag, 1951.

Littérature

  1. CHRISTIAAN HUYGENS, Oeuvres Complètes, 10, 169, 20, 147, Martinus Nijhoff, La Haye.
  2. GIUSEPPE TARTINI, Trattato di Musica, p. 132, Giov. Manfré, Padova, 1754.
  3. A. D. FOKKER, Rekenkundige bespiegeling der muziek, p.223, J. Noorduyn en Zoon, Gorinchem, 1945.
  4. LEONHARD EULER, Tentamen novae theoriae musicae, cap. 14, § 9. Petropoli, 1739.
  5. A. D. FOKKER, Les mathématiques et la musique, Arch. Musée Teyler, (1947) 1-32. Mart. Nijhoff, La Haye.
  6. A. D. FOKKER, Just intonation and the combination of harmonic diatonic melodic groups. Mart. Nijhoff. La Haye, 1949.
  7. MART. J. LÜRSEN, Modi antichi, musiche nuove, Erven Bohn, Haarlem, 1947.

Les pièces